* La Guignette
La Guignette est un endroit à part…ça ne ressemble à rien de connu. C’est une cave à vin qui sert à boire…Il faut pour y aller traverser le canal, passer de l’autre côté, dans le quartier Saint-Nicolas, l’ancien quartier des marins, fournitures pour la marine, accastillage et cordages, hôtels, pensions de familles, troquets. Aujourd’hui, hormis la rue Saint-Nicolas, le quartier est calme, très calme, et abrite des trentenaires gentiment bohèmes, des artistes et quelques voileux…
La Guignette, c’est rue Saint-Nicolas, une façade de bois d’un rouge sombre un peu écaillé, un tonneau sur le trottoir pour signaler l’endroit et maintenant il faut plonger…des lumières glauques, néons usés, éclairent mal les recoins, les murs vert pistache, jaunis de nicotine, recouverts d’étagères portant les verres et les bouteilles de vin. Ici on ne boit que du vin, la « guignette » vin blanc aromatisé aux fruits, on ne sait pas lesquels, on dit juste du jaune, du vert ou du rose…le vert est affreux, le rose supportable, le jaune correct…de toute façon on s’en fout parce qu’on est là pour boire et pour tchatcher.
A l’entrée, il y a un petit réduit vitré rempli de paperasses, ça doit être la comptabilité, vieux calendriers, registres fanés, un fauteuil garni d’un coussin délavé. Plus loin à droite, le comptoir, immense, et partout des tonneaux entourés de tabourets, on s’en fout, on n'est pas là pour s’asseoir… Pas de musique, parce qu’on ne s’y entendrait plus causer, puisque, quand même,
la Guignette on y va pour se parler…Tout est vieillot, jauni, enfumé, bruyant, sale…on finit toujours par renverser un verre ou deux sur son voisin, on est entassés les uns sur les autres… Quand on rentre à la Guignette, on se demande toujours un peu ce qu’on vient foutre là dedans, mais on sait qu’on va en ressortir puant la vinasse et la clope.
la Guignette, on est forcément nombreux, et on vient pour rester ensemble. C’est un bar où on peut pas envisager d’aller à deux…Chaque groupe est dans sa bulle, dans son histoire perso, chacun se côtoie sans agressivité, mais sans échange. Le but c’est de venir avec ses potes s’éclater pour pas cher, le pichet à 20 balles, l’ambiance monte vite, parce que
la Guignette, ça s’boit tout seul, ça n’à l’air de rien, mais tu ressors jamais très net…au fur et à mesure que les verres s’additionnent, le niveau sonore se met au diapason, les sourires s’étirent, les mains s’envolent, les corps appuyés contre les murs se désarticulent, les vêtements se mettent à coller et les têtes à se rapprocher …
La Guignette, ça ferme tôt, c’est toujours un petit déchirement, il va falloir trouver un autre rade, faut s’arracher du cocon crasseux. Les gens qui passent devant se demandent toujours ce qui peut attirer autant de monde. A la fermeture, de petits groupes trainent toujours un peu, hésitant à partir à gauche ou à droite, continuer à picoler ailleurs, aller s’endormir au resto ou tenter un kébab… Il y a toujours quelqu’un qui se fait rattraper par les autres du bout de la rue et fait demi-tour pour continuer la soirée, finalement…